À Port-au-Prince, capitale d’Haïti, plus de 3 millions de personnes vivent dans la terreur et dans l’insécurité. Enlèvements, viols, pillages, destructions d’habitations, meurtres et coups de feu rythment le quotidien de la population. Bruno Maes, représentant de l’UNICEF en Haïti témoigne.
Depuis plusieurs mois, Haïti est en proie à de fortes violences. Quelle est la situation sur place ?
À la suite de l’assassinat du président Jovenel Moïse en juillet 2021, l’impact des multiples crises – politique, sécuritaire, socio-économique et financière – s’est amplifié. Haïti a connu un déferlement de violences perpétrées par les groupes armés qui ont étendu leur contrôle dans plusieurs départements.
Depuis janvier 2024, cette violence s’est intensifiée, notamment à Port-au-Prince où près de 50 000 personnes ont dû fuir leurs habitations pour se réfugier dans les départements du sud et de la Grande Anse.
362 000
Le 29 février, un pic a été atteint. Les groupes armés ont fait alliance et mené des attaques coordonnées dans toutes les communes de la capitale. Ils ont libéré près de 5 000 prisonniers qui ont rejoint leurs rangs et les aident à perpétrer leurs exactions contre la population et les infrastructures de la capitale.
Désormais, ils contrôlent près de 80% de Port-au-Prince, empêchent la libre circulation des biens et des personnes tant vers le sud que le nord du pays. L’accès à la mer, aux ports, aux aéroports domestiques et à l’aéroport international est également entre leurs mains.
L’Artibonite, département situé au nord-ouest de Port-au-Prince, considéré comme le grenier d’Haïti, est lui aussi asphyxié par les groupes armés qui occupent la moitié de son territoire.
Les services essentiels sont paralysés et le système de santé est au bord du gouffre.
Les enlèvements, les viols et les tirs croisés se multiplient. Il y a à peine trois semaines, j’ai moi-même accompagné à l’hôpital une petite fille de 8 ans qui avait reçu une balle dans le ventre alors qu’elle jouait dans la cour de sa maison. Elle a survécu, mais elle portera les séquelles de cet accident à vie.
Au fur et à mesure que la situation s’aggrave, les familles n’ont qu’une seule issue : tout quitter pour échapper à la violence.
Des milliers de personnes ont été déplacées, la majorité étant des femmes et des enfants. Quelle est la réalité de ces enfants en termes d’accès à l’école, à la nourriture et aux soins de santé ?
Rien que le 29 février, on estime que 15 000 personnes ont dû fuir leurs maisons. Au total, 362 000 personnes, dont près de 200 000 enfants, ont été déplacées à Port-au-Prince et dans l’Artibonite. Un chiffre qui a doublé en l’espace d’un an. Dans le chaos des déplacements, les enfants voient leurs droits fondamentaux bafoués.
Depuis janvier 2024, l’accès à l’éducation est fortement perturbé pour des milliers d’enfants haïtiens. Certaines écoles se sont retrouvées dans des zones de guerre, d’autres sont occupées par les familles déplacées ou tout simplement inaccessibles à cause des combats de rues. Plusieurs salles de classe ont également été détruites ou pillées par les groupes armés.
La faim et la malnutrition, elles aussi, ont atteint des niveaux jamais vus dans le pays avec près d’1 enfant sur 4 qui souffre de malnutrition chronique. La zone urbaine de Port-au-Prince et le département de l’Artibonite sont les plus touchés. En 2024, ces chiffres devraient augmenter de 10% pour les cas de malnutrition et 19% pour les cas de malnutrition sévère, selon une estimation du Programme Alimentaire Mondiale (PAM) et de l’UNICEF.
Les enfants déplacés manquent de tout et surtout des soins de première nécessité. À Port-au-Prince, 60 % des hôpitaux sont hors service, et seulement deux plateaux chirurgicaux fonctionnent encore. Le matériel médical et même les réserves de sang sont insuffisants, et ce, alors que le nombre de blessés par balle ne fait qu’augmenter.
La pauvreté extrême représente également un obstacle majeur à l’accès aux soins. Sans argent, les interventions chirurgicales et les soins de base sont impossibles.
Et une autre menace plane sur la santé des enfants : le choléra. Depuis près d’un an et demi, on observe une résurgence de l’épidémie avec plus de 79 000 cas suspectés recensés sur toute l’étendue du territoire.
En 2023 déjà, les Nations Unies alertaient sur une augmentation alarmante des cas de violences basées sur le genre en Haïti et sur le nombre d’enlèvements. Qu’en est-il aujourd’hui, quels sont les risques encourus par les femmes et les filles ?
En 2023, sur plus de 2 700 cas de violences sexuelles recensés, 1 895, soient 7 cas sur 10, concernaient des enfants, notamment des jeunes filles. Chacune de ces victimes a besoin d’un soutien médical et d’un accompagnement pour porter plainte. Malheureusement, le système de justice est lui aussi à genoux et les crimes contre ces femmes et ces enfants restent pour la plupart impunis.
Comment les équipes de l’UNICEF parviennent-elles à se mobiliser pour venir en aide aux enfants ?
Nous essayons d’anticiper pour continuer à agir. Nous avons décentralisé les stocks de médicaments et de fournitures humanitaires pour mieux desservir chaque département.
Nous prêtons une attention particulière aux populations déplacées en leur fournissant de l’eau potable, des services d’hygiène et d’assainissement. Actuellement, 50% de l’approvisionnement en eau potable dans la réponse à la crise est fourni par l’UNICEF dans le pays.
La santé est un autre secteur clé de notre action sur le terrain. C’est grâce à l’aide de l’UNICEF que les populations ont encore accès aux services de vaccination et de nutrition.
Les équipes de l’UNICEF sur place sont-elles en sécurité ?
Nos équipes suivent un ensemble de règles de sécurité strictes qui nous permettent de limiter les risques d’enlèvements et de blessures par balle.
Nous travaillons avec des partenaires locaux pour continuer à opérer, et ce, malgré les frontières invisibles, propres à Port-au-Prince, qui peuvent compliquer l’acheminement de l’aide dans certains quartiers.
Pour ce qui est des autres départements où la violence est moindre, les entrepôts délocalisés nous permettent de continuer à venir en aide aux populations.
Des fournitures humanitaires ont été pillées et le port est désormais contrôlé par les gangs armés. Dans ce contexte, quels sont les défis opérationnels auxquels est confronté l’UNICEF ?
En effet, il y a quelques jours, l’un des 17 conteneurs de l’UNICEF a été pillé dans le port principal de la capitale. Il contenait des fournitures essentielles pour la survie des mères et des nouveau-nés, des réanimateurs, du matériel pour l’eau potable, etc.
Par mesure de sécurité, le reste du stock humanitaire qui était en cours d’acheminement a été redirigé dans un pays voisin dans l’attente que le port et l’aéroport soient à nouveau sécurisés.
Ces actes retardent toute la chaîne logistique et limitent nos actions. Néanmoins, nous avons encore des entrepôts avec le matériel nécessaire pour continuer à soutenir les populations déplacées.
Que demande aujourd’hui l’UNICEF ?
Au cours des prochaines semaines, la situation risque de s’aggraver. Nous devons nous préparer à fournir une aide humanitaire encore plus importante aux populations.
À cet effet, l’UNICEF réitère son appel de fonds pour continuer à apporter l’aide aux 3 millions d’enfants qui en ont besoin.
Ces fonds sont essentiels pour acheminer des vaccins, des aliments thérapeutiques, du matériel médical, assurer l’approvisionnement en eau potable et permettre aux enfants de continuer à aller à l’école. Ils nous permettront également de poursuivre nos programmes de protection et d’accompagnement des victimes de violences sexuelles.
L’aide humanitaire est indispensable pour éviter un effondrement total des systèmes. La situation actuelle est inacceptable et met en péril l’avenir de millions d’enfants. La violence doit cesser.